De toute évidence, les structures productrices de spectacle vivant sont actuellement confrontées à la nécessité de faire avec moins, en raison d’une double contrainte économique et environnementale.

Sur le plan économique, il s’agit de composer avec une baisse des enveloppes de production (subvention, coproduction, résidence) ou de diffusion (coûts de cession) – baisse dont l’augmentation des frais annexes et des salaires ainsi que l’évolution des modes de financement dans le sens de la démocratisation culturelle sont deux importants corolaires. Sur le plan environnemental, il importe de répondre aux enjeux du développement durable comme de l’éco-conception, dans leurs objectifs de diminution des dépenses énergétiques et des besoins en ressources naturelles. Ici, la réduction est donc celle des moyens en numéraire accordés à la seule création ; là, elle est celle des bilans carbones et de l’empreinte écologique : double comptabilité économique et environnementale avec laquelle il s’agirait désormais de composer.

Naturellement, ces deux aspects sont également liés, dans la mesure où l’introduction d’un souci environnemental dans le spectacle vivant pose par exemple la question de l’éco-conditionnalité des aides et laisse planer le doute d’une baisse globale des dotations au nom de la sobriété environnementale. Et pourtant, certains observateurs comme David Irle, Anaïs Roesch et Samuel Valensi mettent aussi en avant le caractère potentiellement vertueux d’une économie verte dans le secteur artistique, en soulignant que l’abaissement des coûts matériels pourrait permettre de dégager de nouvelles marges artistiques et qu’une meilleure répartition des ressources entre tous les acteurs de la filière pourrait être synonyme d’une baisse des impacts sur l’environnement (Décarboner la culture, p.88-89 et p. 95-98, 2021).

Qu’elle soit promue, acceptée ou subie, cette nouvelle donne est cependant à l’origine d’autres formes de réduction, observables cette fois-ci au niveau de l’esthétique des spectacles.Dans ce domaine, en effet, les réductions peuvent tout d’abord être d’ordre matériel, à travers la conception de dispositifs scéniques moins gourmands en matière première, ou de costumes moins nombreux ; elles sont également souvent humaines, dans la mesure où la réduction du nombre d’acteur.ice.s au plateau apparaît souvent comme nécessaire pour faire baisser les coûts de production et de cession ; mais elles touchent également au format des œuvres, en raison d’une réduction stratégique du temps de représentation (et de répétition) ou l’apparition d’un plus grand nombre de formes brèves ; elles tiennent, enfin, à une réduction des échelles, en termes d’itinéraires de tournée ou de jauge, notamment, et le développement de spectacles ou bien produits spécifiquement pour la proximité, ou bien conçus pour s’y adapter. Or, toutes ces réductions – matérielles, humaines, de format, d’échelle – entraînent nécessairement avec elles une modification en profondeur des dramaturgies, ainsi qu’une évolution du projet esthétique des compagnies, placées tout à la fois en situation de multiplier les étapes de création et de limiter le nombre de nouveaux projets, afin de renforcer la viabilité économique des spectacles ainsi que la durée de leur diffusion.

Comme on l’imagine, ce phénomène ne peut être unanimement considéré comme positif ou négatif. Il relève tout à la fois d’un ensemble de contraintes, de choix en matière de politiques culturelles ainsi que d’aspirations individuelles et collectives aussi bien à l’origine de renoncements difficiles que de renouveaux créatifs ou d’opportunités stratégiques. Qu’on s’en inquiète ou qu’on s’en réjouisse, le constat semble toutefois assez clair : le modèle de la « grande forme », conçue avec plus de quatre ou cinq acteur.ice.s au plateau, au sein d’un décor imposant, sur une durée de plus de deux heures, tend à se raréfier – y compris au sein des centres dramatiques nationaux et des compagnies conventionnées – tandis que celui de la forme brève, mobile, tout terrain, économe en moyens humains et matériels, prend de l’ampleur. 

Face à ce constat, l’objectif du projet de recherche n’est pas de prendre position « pour » ou « contre » cette évolution. Il ne s’agit en effet ni de regretter le changement en cours, ni d’encourager de nouvelles pratiques supposées plus vertueuses sur le plan économique, social ou environnemental, mais plutôt de prendre la mesure des évolutions actuelles afin d’en explorer les conséquences esthétiques. Comment, autrement dit, la réduction des budgets et du coût environnemental des projets entraîne-t-elle à son tour de nouvelles esthétiques ? Comment engage-t-elle de nombreuses structures productrices de spectacle dans des stratégies d’adaptation pour se maintenir ou s’implanter au sein d’un écosystème artistique en transformation ? Si l’art est fait de contraintes, et si de nouvelles propositions formelles apparaissent donc à cette occasion, à quoi sommes-nous cependant en train de renoncer ? Plusieurs axes de réflexion pourront être appréhendés :  

Il est en effet tout d’abord possible d’observer l’ensemble des projets artistiques qui tentent, par vocation environnementale ou par nécessité économique, de réduire les coûts matériels de leurs productions en inventant de nouveaux moyens scénographiques ou de nouveaux dispositifs scéniques moins gourmands en ressources. On peut par exemple songer, entre autres, à l’emploi de plus en plus fréquent de certains matériaux comme la ficelle pour représenter les volumes, à l’utilisation du numérique ou de la vidéo comme outils de représentation de l’espace, aux pratiques du jeu en extérieur, au développement de théâtres de poche ou, plus généralement, aux recherches d’épure qui mènent sur la piste d’un retour aux esthétiques d’un « théâtre brut » (Brook, 1968), d’un « théâtre pauvre » (Grotowski, 1965) ou d’un « théâtre de l’opprimé » (Boal, 1977).

On peut également se rendre attentif à toutes les innovations qui touchent au format des pièces, dans la mesure toutefois où l’action de réduire donne lieu à une recherche ainsi qu’à des tentatives de renouveaux autour de la forme brève. C’est par exemple le cas des pièces conçues sous des formes sérielles, qui offrent des variations au genre de la petite forme tout en permettant des productions moins lourdes : « séries théâtrales » échelonnées en plusieurs épisodes, ou bien cycles de conférences-spectacle et séries de podcast, où la brièveté du format est par ailleurs régulièrement associée à une grande sobriété de moyens .Mais on pense aussi, dans un autre genre, aux « étapes de création », « maquettes », « cartes blanches » et « fragments » présentés à l’issue d’une résidence ou lors de temps forts dédiés (festival, journée professionnelle, programmation en école ainsi que dans les lieux de diffusion). Condensés en « réduction » du travail en cours, esquisses microcosmiques de l’œuvre en devenir, ces morceaux de spectacle tendent aujourd’hui à acquérir un quasi-statut de représentation dans un système de production-diffusion qui exige souvent de « voir un bout » comme préalable au soutien, et qui trouve dans ces représentations éphémères des occasions de médiation, régulièrement demandées comme contreparties de l’accueil en résidence.

Enfin, on peut s’intéresser aux projets de lieux et de compagnies qui travaillent sur des stratégies de réduction d’échelle, ou bien en envisageant de nouvelles formes d’organisation des tournées (plus locales, plus ancrées dans les territoires), ou bien en travaillant à l’adaptation d’œuvres initialement conçues pour des espaces équipés (ou des grands plateaux), afin d’en prolonger l’exploitation dans des espaces plus petits et/ou non dédiés. Dans ce cadre, il serait par exemple possible d’observer les différentes stratégies employées par les artistes pour mettre en œuvre ces adaptations (travail sur des scénographies modulaires, recherche d’allègements techniques, transformations de la mise en scène et du jeu), et de se demander à quelles conditions l’œuvre réduite peut rester fidèle aux intentions de l’œuvre originale. Jusqu’où peut-on réduire sans perdre l’essentiel ? À partir de quel point est-il au contraire nécessaire de penser l’adaptation comme une opération de recréation ?

Le projet mêle des activités de recherche universitaire « classiques » (séminaire, colloque ou journée thématique) à une démarche de recherche & création notamment liée au projet artistique de la compagnie Galilée, ainsi qu’à son partenariat avec la Fileuse, friche artistique de Reims (workshops, résidences de recherche au plateau).

Il est par principe ouvert aux centres de recherches universitaires, aux écoles d’art supérieures ainsi qu’aux acteurs culturels et artistiques (ensembles, compagnies, collectifs) soucieux de mener un travail de réflexion et d’expérimentation lié à ces thématiques.

Références bibliographiques

Augusto Boal, Le Théâtre de l’opprimé, Éd. La Découverte, 2007.

Peter Brook, L’Espace vide, écrits sur le théâtre, Éd. Seuil, 2014.

Grotowski, Vers un théâtre pauvre, Éd. L’âge d’homme, 1991.

Catherine GRAINDORGE, Florence ROY et Guy TORTOSA (dir.), « Création artistique et urgence écologique », Culture et recherche, n°145, automne-hiver 2023.

David IRLE, Anaïs ROESCH et Samuel VALENSI, Décarboner la culture, Éd. Presses universitaires de Grenoble, coll. « Politiques culturelles », 2021.

Bruno LATOUR, Où atterrir ?, Éd. La Découverte, 2017.

Nicolas MARC, Rendre le spectacle durable pour rester vivant, Éd. M Medias, coll. « Essais La Scène », 2024.

Julie SERMON, Morts ou vifs : Contribution à une écologie pratique, théorique et sensible des arts vivants, Éd. B42, 2021.

Daniel URRUTIAGUER (dir.), Des expériences artistiques au prisme du développement durable : Registres, hors-série n°5, Éd. Presses Sorbonne nouvelle, 2018.

Vlaams Theater Instituut (VTi), Transformations joyeuses dans un monde turbulent – Vers des pratiques artistiques écologiques : transformations-joyeuses_FR.pdf (rabbko.be)

Comité scientifique (en constitution)

Yann Calbérac, Maître de conférences en Géographie, CRIMEL, Université de Reims Champagne Ardenne

Jessica Chauffert, Scénographe, Enseignante à l’école Duperré

Flore Garcin-Marrou, Maître de conférences en Arts de la scène, co-responsable du Master Théâtre Appliqué, laboratoire LLA-CRÉATIS, Université de Toulouse.

Nicolas Murena, Docteur en littératures comparées, chercheur associé au Centre d’enseignement et de recherche sur la création comparée (CERCC), ENS de Lyon

Gaëtan Rivière, Docteur en études circassiennes, responsable de la recherche au Centre National des Arts du Cirque (CNAC)

Julie Sermon, Professeure en histoire et esthétique du théâtre contemporain, Passages XX-XXI, Université Lyon 2

Daniel Urrutiaguer, Professeur en économie et esthétique du théâtre, Université Sorbonne Nouvelle

Partenariats

La Fileuse, friche artistique de la ville de Reims

ARTVIVA : Arts vivants, Arts durables

Centre de Recherche sur les modèles artistiques et littéraires (CRIMEL), Université de Reims Champagne Ardenne

Centre National des Arts du Cirque

Agence culturelle du grand Est

Compagnie Galilée, Reims